En effet, ballottés entre diverses politiques d’aménagement du territoire et de multiples politiques de la ville (des métropoles d’équilibre aux villes moyennes, des petites villes aux pays, du littoral à la montagne, et bien d’autres), ils n’ont pu, dans une société en mouvement, ni concevoir, ni réaliser cette « ville belle et bonne à habiter » que le Musée social espérait lorsqu’il inventa, il y a tout juste un siècle, le mot urbanisme.
Les théoriciens d’alors savaient que la ville n’était plus « cet agrégat de souvenirs pétrifiés dont la charge vous accompagne, même si on ne la connaît pas » (Aristote), qu’elle n’était plus non plus « cette ville, qui[selon la vision platonicienne] était finie dans l’espace et ceinturée de zones naturelles ».
L’art de la ville
Le siècle s’est donc acharné à rechercher simultanément une définition contemporaine de la ville, des méthodes de conception et de réalisation qui n’ont pu être inscrites dans la durée en raison du décalage incommensurable entre le temps de la ville et le temps d’un mandat électoral ou d’un ministère. La “fabrication” de la ville, hachée menu par les trop nombreux changements de politiques, a eu pour résultat un puzzle de projets inachevés : conséquence logique lorsque l’on admet que les prédécesseurs sont toujours les plus fieffés imbéciles dont on se garderait de poursuivre les idées.
Les parties nouvelles de nos villes, réalisées par des professionnels croyant que l’art qu’ils exerçaient était né avec eux, sont dépourvues de cette âme que l’on peut percevoir au détour des ruines palpitantes des antiques cités ou des emboîtements de places du Moyen Âge ou de la Renaissance : elles ont oublié d’être ces morceaux d’urbanité destinés à être le cadre de vie d’hommes vivant en communautés. De plus, l’application systématique du “moins-disant-culturel” a conduit à l’insipide. Enfin, l’assimilation de la ville à un instrument de pouvoir a effacé les notions fondamentales d’intérêt général, de bien commun ou de service.
Aujourd’hui, l’art de la ville est presque toujours une synecdoque. Je veux dire qu’il n’est, selon la définition du Petit Robert, qu’une figure de rhétorique qui nous fait prendre le plus pour le moins, la matière pour l’objet, l’espèce pour le genre, la partie pour le tout, le signe pour la chose signifiée, etc. Mieux, dans certains grands projets urbains, les investisseurs et leurs architectes tartinent leur orgueil sur leur tranche de terrain et produisent des architectures caractérisées par leur absence de caractère, leur manque d’imagination ou d’innovation. Pastiches pseudo-haussmanniens (l’invention et le raffinement en moins), architectures néoclassiques, inventions orgueilleuses obéissant aux “urbanomanias” du temps, fleurissent sans pour autant faire la ville.
Depuis quelques années, on privilégie le “paraître” et la “forme” sans se préoccuper de l’être : tout doit être chatoyant, fait pour les yeux, fait pour attirer, fait pour vendre. Pour atteindre cet objectif, il est normal que l’on fasse appel aux “stars”, “architectes ou urbanistes TGV” qui produisent à la chaîne, en toute impunité, des éclats de villes qui ne sont pas beaux parce qu’ils possèdent les qualités qui font la beauté, mais parce qu’ils portent une signature. Cela paraît satisfaire tout le monde et, comme disait Oscar Wilde, « Le public est merveilleusement tolérant, il pardonne tout, sauf le génie »!
Ville et société
Dans ce contexte que j’appréhende mal, ceux qui nous gouvernent entendent créer “la ville durable” ? Parce que les archéologues font revivre des cités fondées au IXe millénaire avant Jésus-Christ et nous apprennent qu’une ville ne vit que de ses métamorphoses et périt de ses conventions…
Parce que les hommes changent, les modes de vie consommateurs se transforment…
Parce que la ville n’est qu’un palimpseste, etc, ce que j’ai du mal à comprendre d’autant que, pour moi, ce ne sont pas les bâtiments qui font l’identité d’une ville mais sa culture ! Dès lors, je cherche l’erreur ou, plus exactement, les erreurs. N’ayant plus le regard clinique indispensable à l’analyse de “l’urban fabric” mais encore capable de constater que la ville est produite, peu à peu, de manière totalement imprévisible, en fonction de l’occasion, par la réalisation de bâtiments, sans doctrine ni stratégie, sans vue politique prospective si ce n’est celle des prochaines élections.
Il serait temps d’éviter que l’intérêt général ne soit ramené à la somme des intérêts des groupes, de mettre fin à la domination des intérêts financiers, de remettre en valeur le “bien public”, de développer la participation de la population pour ne pas laisser la démocratie être faussée par des oppositions de quelque nature qu’elles soient, qui ne proposent que de s’opposer.
Il serait temps de concevoir cette ville du XXIe siècle, expression de notre société en changement continu, pour qu’elle puisse être le maillon signifiant notre temps dans la chaîne historique en réinventant les rôles et fonctions des agoras, forums, places, châteaux, clochers, maisons communes, etc, sans “muséifier” les secteurs sauvegardés. Cette ville qui serait enfin au service des hommes grâce à un aménagement du territoire harmonieux parce qu’équilibré, faciliterait leur épanouissement en s’adaptant à tout instant aux variations des modes de vie.
À LIRE :
Souvenirs d’un urbaniste de province, Charles Delfante, Le Linteau, 2010.
La Part-Dieu, le succès d’un échec, Charles Delfante, Communauté urbaine de Lyon en 1961, Libel, 2009
Le Musée social - Aux origines de l’État providence, Janet Horne, Belin, Paris 2004
Charles DELFANTE
Urbaniste
(Urbaniste et architecte chargé du plan d’aménagement et d’organisation générale de la région lyonnaise, Charles Delfante est nommé directeur de l’atelier municipal d’urbanisme de la ville de Lyon en 1961, puis dirige les études sur la Part-Dieu.)